Inde - 1979 - Pèlerinage au Kerala

 

Quoi de mieux qu’écouter le Pèlerinage à Santiago, de Monteverdi, pour écrire cet article ? C’est en lisant Immortelle randonnée, de Jean-Christophe Rufin que m’est revenu à l’esprit ce petit pèlerinage fait par hasard dans le sud de l’Inde.

Nous sommes en janvier 1979. Je suis parti de France début octobre et arrivé en Inde début décembre après avoir traversé en stop, en car et par le train tous les pays entre les deux. Séjournant depuis quelques jours sur la côte, à Allepey, avec un autre voyageur de rencontre on décide de faire un tour dans l’intérieur du pays. On est au Kerala, l’État côtier qui descend jusqu’à la pointe sud du sous-continent. À l’époque, il n’y a pas de tourisme et encore moins d’office du tourisme. Quand on est français, on se renseigne avec le Guide du Routard, qui est bien maigre par rapport à celui d’aujourd’hui. En tout cas, on y mentionne les canaux du Kerala, sur lesquels on peut circuler en bateau. Ces embarcations sont l’équivalent des cars ou des camions. Ils transportent des gens et des marchandises.

Dans le train qui m’a amené à Allepey, j’ai fait la connaissance d’un Allemand de Hambourg. Comme souvent à l’époque, il est plus intéressant de prendre une chambre d’hôtel à deux, ce qui permet de disposer d’une douche dans la chambre plutôt qu’au bout du couloir. Enfin, hôtel, c’est un grand mot. Dans la terminologie locale, ça s’appelle un « lodge ». Quelques décennies plus tard, on appelle ça parfois « éco-lodge ». Bref, nous voilà donc parti à bord d’un de ces bateaux, sans but précis si ce n’est le « terminus » ou ce qui en tient lieu.

Le bateau qui nous emmène est une de ces embarcations comme on voit dans tous les pays tropicaux, une grande barque surmontée d’un toit plat sur lequel s’entassent les passagers et des bagages ou du fret. Nous, on est monté sur le toit, d’où on a la meilleure vue sur le paysage. Et on n’est pas déçu. Le canal est relativement étroit, seulement quelques mètres de large, juste de quoi permettre à deux de ces embarcations de se croiser. Les premiers kilomètres en s’éloignant de la côte, on est surpris de constater que des milliers de petites méduses se balancent au gré des vagues provoquées par notre passage. Pas un endroit où on a envie de faire trempette.

Bien qu’on soit en saison sèche, la mousson s’est achevée seulement quelques semaines auparavant et tout est encore très vert. Sur les berges, on voit de temps à autre une maison en pisé au toit couvert de feuilles de cocotier. Les arbres sont d’ailleurs principalement des cocotiers et des anacardiers. À cette époque, les noix de cajou, fruit de l’anacardier, ne sont pas encore aussi « grand public » qu’aujourd’hui en Europe, et c’est au Kerala que j’en goûte pour la première fois. Un peu plus loin, les méduses se font plus rares et sont remplacées par endroits par des lentilles d’eau. Le bateau glisse silencieusement sur cette surface d’un vert éclatant, alors que les rizières de part et d’autre du canal, elles, sont inondées. On a l’impression que le coloriste s’est trompé et a inversé les couleurs.

En fin d’après-midi, on arrive dans un gros bourg au pied des montagnes. Comme on n’est qu’à une dizaine de degrés de latitude au nord de l’équateur, le soleil se couche très vite et il fait nuit quand on arrive en ville. Il y règne une agitation incroyable. Sur ce qui semble être la place centrale, c’est la confusion la plus complète. Tous les véhicules inventés depuis la Création essaient d’avancer, de tourner, de manœuvrer, tout ça au milieu d’une foule des plus denses et dans le concert assourdissant produit par les klaxons et les sonnettes stridentes des scooters, sans parler des haut-parleurs qui diffusent des annonces incompréhensibles ni des sonos des restaurants qui font entendre les voix grêles des chanteuses indiennes.

Euh, on fait quoi, maintenant ? Trouver un lodge ? Hum, ça semble mal parti. Je ne sais comment, on tombe sur un mec sympa venu de Madras. Swami. Il parle bien anglais, ouf. L’anglais a beau être la langue administrative, tout le monde ne la pratique pas, surtout dans des coins comme celui‑ci. Il nous explique qu’il est venu pour le pèlerinage. Ce qui explique cette foule – quoiqu’en Inde, la foule, on y est en permanence. Ça explique aussi cette ambiance de fête populaire.

Le pèlerinage ? Oui, nous explique-t-il, le pèlerinage au temple de Swamiye Ayappa. Avec mon compagnon de route du moment Thorsten – son nom me revient à l’instant – on échange un regard. Il n’est pas plus calé que moi en ce qui concerne le panthéon indien. Notre nouvel ami nous explique : tous les ans, on dégage un chemin dans la jungle à la sortie de la ville. Cette piste mène au sommet de la montagne voisine, à une petite quinzaine de kilomètres, où se trouve un petit temple, destination du pèlerinage. Lui, il vient tous les ans de Madras par le train puis par le car jusqu’ici. Il va d’ailleurs passer la nuit là-bas, au pied de la piste, afin de pouvoir l’emprunter dès le lever du jour pour aller au temple. Sur place, on a monté des barnums sous lesquels on peut se restaurer avant de se trouver un coin quelque part pour dormir.

Swami nous apprend qu’il a trente ans et qu’il vit avec sa mère et sa sœur cadette. Il est cartographe. Comme il doit subvenir à leurs besoins, il ne peut pas encore se marier. Savoir que l’Allemand, tout comme moi, on est célibataires le rassure un peu. Il se sent moins seul dans cette situation. Ce qu’on se garde bien de se dire, c’est que Thorsten est un peu un fils à papa : son père est pilote de ligne à la Lufthansa. Quant à moi, mon dernier job était celui de traducteur, mais avant ça j’ai fait des tas de petits boulots en usine. Au SMIC. Par contre, le pouvoir d’achat d’un smicard en Europe est à l’époque vingt ou trente fois supérieur à celui d’un cartographe de Madras.

On remonte dans un car, bondé comme toujours en Inde, qui nous conduit au pied de la piste du temple. Swami et Thorsten sont assis sur le siège devant le mien. Quant à moi, mon voisin de siège est un type qui ressemble à un vieillard, mais qui n’a probablement pas plus de cinquante ans. Il en paraît soixante-quinze bien tassés. À un moment, je le vois sortir une petite pièce de tissu soigneusement pliée : c’est ce qui lui sert de porte-monnaie. Dedans il a quelques piécettes, cinq roupies à tout casser. Deux francs cinquante de l’époque. En termes de pouvoir d’achat, cela équivaudrait aujourd’hui à peu près à une dizaine d’euros en France. Il m’apprend, par l’intermédiaire de Swami qui traduit, qu’il vient d’une petite ville très loin au nord. Il a marché des dizaines de kilomètres, mais là, il profite de cette navette gratuite. On apprend de Swami que le « vrai » pèlerin doit jeûner pendant un certain temps avant de prendre la route. Il doit parcourir les quatre-vingts derniers kilomètres à pied en pratiquant la plus grande frugalité possible. En mon for intérieur, je me dis que cette frugalité est sûrement son lot quotidien. Swami gagne 1,30 roupie par jour. À cette époque, l’Indien gagne en moyenne 1 roupie par jour. Il s’estime donc plutôt bien loti. Et nous qui dépensons allègrement nos vingt ou trente roupies par jour, soit une moyenne de 5 $, en prétendant voyager à la dure !

Enfin on arrive là où ont été dressées les tentes pour les pèlerins. Il fait nuit noire, mais tout est éclairé brillamment par des néons autour desquels tournent des milliards de moustiques. C’est un peu la cohue, il y a toujours beaucoup de bruit, des haut-parleurs déversant sur nous de la musique populaire entrecoupée d’annonces en malayalam et peut-être aussi en tamoul ou en hindi. Je suis bien incapable de faire la différence.

Je ne me rappelle pas où on a dîné, mais ensuite on s’est retrouvé assis par terre, sur le bord de la piste éclairée par les néons des tentes voisines et quelques feux de camp. On se rend compte qu’on est en pleine forêt vierge. Dans la nuit, on devine des arbres immenses. Si on veut s’isoler un instant pour répondre à l’appel de la nature, on a tout intérêt à ne pas s’aventurer trop loin du chemin. La forêt est très dense et à dix mètres on serait déjà perdu.

Là, on se sent vraiment au bout du monde.

Le lendemain matin, on se lève avec le jour, un peu courbatus. Dormir par terre la tête sur un simple balluchon n’est guère confortable. Quelques lambeaux de brume matinale s’accrochent encore à la cime des arbres. Au jour, on se rend compte de leur taille impressionnante. Pour Thorsten comme pour moi, c’est le premier contact avec la forêt équatoriale.

Autour de nous, tout le monde est en train de s’ébrouer et de se préparer pour la longue marche menant au temple. Dans l’immédiat, on va prendre un thé et manger un peu sous une des tentes. De jour, la foule est impressionnante. On se rend compte qu’il n’y a que des hommes et des enfants, des garçons. Pèlerinage unisexe, donc. C’est pas ici qu’on va draguer la pèlerine.

Avant de nous mettre en route, Swami nous apprend qu’il y a quelques rites à accomplir sur le chemin. En principe, les pèlerins, adultes et enfants, portent uniquement un pagne noir et ont à leur ceinture un petit sac, noir aussi, où ils rangent certains objets rituels. Parmi les rites à accomplir, on doit acheter une noix de coco et une ou deux petites flèches en bois. Les flèches, on les plantera un peu plus haut sur le chemin dans une sorte de cible en paille, si je me souviens bien. Pour tuer les esprits malfaisants ?

Le soleil est déjà haut. La piste grimpe sur quatorze kilomètres, nous dit Swami. Il fait dans les trente degrés et on doit souvent s’arrêter pour boire un thé. Heureusement, on trouve tout le long du chemin de petites gargotes improvisées où on peut se restaurer un peu. Au bout d’un moment, on se rend compte qu’on a arrêté de causer. Ça grimpe. Il fait très chaud bien qu’on soit à l’ombre de véritables cathédrales végétales d’une trentaine de mètres de hauteur. On ne parle plus, mais on baigne dans une ambiance totalement irréelle. On croise les pèlerins qui redescendent du temple. Ils ont dû passer la nuit là-haut. Le pèlerinage dure quinze jours et pas moins de cinq millions de personnes y viennent tous les ans, nous apprend Swami. Ce matin, on doit être quelques dizaines de milliers à ahaner sur la piste. Enfin, ahaner, ça c’est nous. Les pèlerins scandent « Swami-ye Ayap-po, Swami-ye Ayap-Po » sur un ton monocorde au rythme de leur pas. C’est hypnotique. En même temps ça aide à tenir la cadence. Les deux colonnes de pèlerins qui se croisent en scandant ces paroles me font l’effet d’une espèce de chenille mécanique géante que rien ne pourrait arrêter.

Les heures s’égrènent. Au bout d’un moment je remarque aussi que les litanies des pèlerins et les conversations entendues occasionnellement au bord de la piste sont sous-tendues par des stridulations fluctuantes. Ce n’est que bien des années plus tard que j’apprendrai qu’il s’agit de cigales. À mesure qu’on avance, elles se font parfois plus discrètes puis reviennent tout à coup en force quand l’une d’elles décide de relancer le débat.

Finalement on arrive au sommet de la montagne. J’ignore combien de temps on a marché. Le temple se dresse devant nous. Il est en fait de dimensions très modestes, sans toit, et semble assez ancien, sans doute parce qu’il est laissé sans entretien la plus grande partie de l’année. Dernier rite à accomplir : suivre une sorte de parcours dans le temple en passant devant différentes sculptures avant de fracasser la noix de coco achetée le matin au pied de la statue de Swami Ayappa. On marche les uns derrière les autres, à un mètre du pèlerin précédent. Et toujours les « Swami-ye Ayap-po »… L’ambiance est complètement irréelle. Une idée saugrenue me traverse l’esprit : on est un lundi de la fin janvier et, compte tenu du décalage horaire, les gens que je connais en Europe sont en train de dégivrer leur pare-brise.

En ressortant du temple, des gens nous font signe. On est invité à déjeuner : on nous apprend que le type, là-bas, est un acteur indien connu et qu’il nous convie à sa table. Insigne honneur, sans doute. Nous, on ne voit qu’un bonhomme bedonnant et tout sourires qui nous fait signe de venir nous asseoir près de lui. Swami n’en revient pas. En fin de compte, l’acteur ne s’intéresse guère à nous. Je suppose que c’est le geste qui compte.

Le « retour à la base » est moins pénible, même s’il faut parfois « freiner » dans la terre poussiéreuse quand la pente est trop forte. Swamiye Ayap-pooo…

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